Le savez-vous?Le retentissement en Europe
du roman d'Henri Barbusse, Le Feu, prix Goncourt 1916,
fut immense. Mais peu savent - parce que le livre "
Conversations avec Kafka"* est devenu introuvable - que Franz
Kafka lui-même, en 1920, lors d'un entretien avec le jeune poète
et musicien tchèque Gustav Janouch, le commenta pour son
interlocuteur, qui rapporta ainsi la conversation :
"Un
parent du compositeur Gustav Mahler, mon condisciple George
Kraus, me prêta deux livres de l'écrivain français Henri
Barbusse: Le Feu et Clarté. Kafka, pour qui
j'avais en fait emprunté ces deux livres, me dit : "Le feu,
image de la guerre, correspond à la vérité. Mais la clarté,
c'est un titre qui exprime un désir et un rêve. La guerre nous
transporte dans un labyrinthe de miroirs déformants. Nous
errons en trébuchant d'un trompe-l'œil à l'autre, victimes
désemparées de faux prophètes et de charlatans, dont les
remèdes miraculeux pour obtenir le bonheur à bon compte ne
font que nous boucher les yeux et les oreilles: et nous
tombons d'une oubliette dans une autre, passant à travers tous
les miroirs comme à travers des trappes."
Je
dois avouer que, sur le moment, je ne saisis pas pleinement ce
que me disait Kafka. Mais, soucieux en même temps de ne pas
avoir l'air borné, je me dissimulai derrière une question : "
- Qu'est-ce qui nous a placés dans cette situation ? Et
qu'est-ce qui nous y maintient ? Il a bien fallu, d'une façon
ou d'une autre, que nous nous engagions spontanément dans
cette galerie des glaces ? Qu'est-ce qui nous y a poussés ? "
"-
Notre avidité et notre vanité surhumaine, répondit Kafka,
l'hybris de notre volonté de puissance. Nous luttons pour des
valeurs qui ne sont pas des valeurs réelles et nous ruinons
sans y prendre garde des choses auxquelles est liée notre
existence humaine tout entière. C'est là une confusion qui
nous jette dans la boue et qui nous tue."
Henri
Barbusse à Aumont-en-Halatte, Franz Kafka à Prague, bien des
"hommes de bonne volonté" dans le monde, partagèrent toute
leur vie cette réflexion et cette inquiétude.
* Conversations
avec Kafka, Gustav Janouch, traduit de l'allemand par
Bernard Lortholary, éd. Maurice Nadeau, 1978, coll. Les
Lettres nouvelles. P.L..