"Aux Aumontois, voisins, muets encore, d'un trésor symbolique, universel et ruiné : rue de la Gruerie."
"JÉSUS" D'HENRI BARBUSSE
En
1927, Jésus de Nazareth est invité à la table de la Révolution. Henri
Barbusse, membre du Parti depuis 1923, directeur littéraire de
l'Humanité, écrit coup sur coup "Jésus", puis "Les Judas de Jésus".
Le premier Jésus, "ce pauvre homme qui a passé", est rédigé sous la forme d'un nouvel évangile, humain, factuel,
celui de la vie terrestre et de la figure humaine du prophète juif.
Jésus y est rendu à l'Histoire, arraché à l'institution de l'Église, qui
a corrompu son message.
Quelques mois plus tard, Les Judas de Jésus apparaît
comme une étude quasi-archéologique, révélant un Jésus néo-kantien,
rationaliste, révolté, communiste au sens premier du terme. "La science
historique s'est enfin emparée de l'Histoire Sainte", écrit Barbusse.
En 1928, troisième acte : Barbusse écrit un drame, total et moderne : "Jésus contre Dieu, dramaturgie médiévale, mystère avec cinéma et musique". Le message de Jésus verse alors au compte de la Révolution les mots du Sermon sur la montagne.
Jésus a dit : " Je suis venu pour jeter le feu sur la terre, et que ne désiré-je, sinon qu'il s'allume
?" (saint-Luc, XII, 40). Le feu : pour Barbusse, il est temps que ce
brasier incendie le vieux monde et illumine le nouveau de paix et de
justice. Bien avant 1917, toute son oeuvre, depuis Les Suppliants (1903), depuis L'Enfer (1908), porte la marque de la Révolte, dans le siècle et sur la terre. Marque, à la fois, du matérialisme marxiste et de l'inquiétude spirituelle.
Une question se pose pour les bolcheviques orthodoxes :
pourquoi faire appel, à trois reprises, à la figure du Galiléen ?
Certains soupçonnent là une étrange déviation. Maurice Thorez fait
savoir que le Komintern a très mal reçu les derniers livres de Barbusse.
À Moscou, on pense qu'il y a bien d'autres héros historiques, comme
Lénine ou Staline, pour porter haut le message révolutionnaire. En
France, les camarades s'étonnent, certains comprennent mieux. Mais il y a
aussi des ricanements et du mépris : pour André Breton, Barbusse n'est
pas seulement "réactionnaire, mais retardataire."
Et pourtant, tout était là bien avant les "Jésus". Dans Le Feu (1916), le soldat torturé dans la tranchée boueuse, héros misérable, est un prophète, par sa souffrance même, qui l'excède, et le transfigure. Dans le roman Clarté (1919), un homme s'écrie : " La Terre, le Ciel. Je ne vois pas Dieu. Je vois partout l'absence de Dieu. Le regard qui parcourt l'espace revient, abandonné. Et je ne l'ai jamais vu, et il n'est nulle part, nulle part, nulle part."
Qui parle ? Pourquoi cette triple invocation désespérée : "nulle part" ? Est-ce là le constat amer d'un néant spirituel ? L'appel semble sonner comme les coups du destin... ou comme le triple reniement de Pierre au Jardin des Oliviers, avant l'aube.
Henri Barbusse,
écrivain et homme d'action, se sent prophète par vocation intime,
impérieuse, exigeante, mais terrestre : il se bat ici, maintenant, pour
les peuples, pour la paix...
Cependant,
s'il rejette le mystère de la foi en tant que lien mystique avec un
Dieu absent, ne demeure-t-il pas profondément tourmenté par cette béance
métaphysique ?
On ne peut écarter la question d'un revers de main, tant l'homme et l'oeuvre sont complexes. Aurait-il
senti, dans son combat, la nécessité, non seulement de donner à la
Révolution une généalogie fondée sur la figure historique d'un Jésus
devenu après deux siècles "compagnon de route", mais encore de dévoiler partiellement une interrogation secrète, intime, quant à l'insuffisance intrinsèque de la pensée et de l'action de l'homme sans dieu ?
Qui le sait ? P.Lamps